III
 
L’entrée dans la police de Paris :
apprentissage dans les quartiers

À la fin de mon service militaire, j’ai été directement affecté en commissariat pour y prendre la température. Au moment où j’entrais à la direction de la « PJ », la police judiciaire, voie obligatoire pour tous les futurs commissaires, il y avait une quarantaine de quartiers dans Paris. Au fil des années, de la redistribution des effectifs, du réemploi des locaux et de la centralisation des personnels, ce nombre a sensiblement diminué.

Le fonctionnement de la police sur le terrain était quelque peu complexe : sans aucune coordination, on voyait souvent agir sur le même territoire plusieurs chefs, notamment le commissaire de voie publique qui dépendait de la direction générale de la police municipale, et le commissaire de quartier, qui dépendait de la police judiciaire.

Je ne comprenais pas cette structure, moi qui restais fidèle à un principe simple et militaire : un chef, une mission, des moyens. Il faudra attendre, bien plus tard, la création de la police urbaine de proximité pour qu’un commissaire central d’arrondissement coordonne et commande l’ensemble.

 

J’ai bien connu la vie des quartiers, difficile, chaleureuse, avec des moyens calculés au plus juste et des locaux vétustes. Je n’étais pas le seul à m’en rendre compte, puisqu’on vit bientôt débarquer des équipes de peintres, de menuisiers et de plombiers. L’impact sur les personnels fut saisissant : dès lors qu’ils évoluaient dans un cadre de travail agréable et rajeuni, nos policiers faisaient des efforts vestimentaires, le débraillé était abandonné, les cravates et les vestes réapparaissaient.

Nous, jeunes commissaires fraîchement nommés, tournions donc dans les différents quartiers. J’ai dû en faire plus d’une dizaine. J’avais commencé en tant que commissaire adjoint suppléant du quartier des Halles, avant même d’être entré à l’école de police. Dans les geôles de la rue des Prouvaires, je trouvais parfois à mon arrivée jusqu’à dix personnes interpellées dans la nuit. Il faut se rappeler l’atmosphère qui régnait à cette époque dans le quartier des Halles. Sous les arches métalliques des pavillons Baltard s’agitait une foule énorme, dans un climat de folie et une couleur fantastique. Ici, tout se mêlait, les légumes et la viande, les fleurs et les fruits. Les négociations colorées entre grossistes et revendeurs pouvaient se prolonger jusqu’au petit matin, surtout si ces derniers avaient décelé « de la tache » dans les quelques cageots qu’ils avaient achetés en confiance. Il était difficile, voire impossible, de circuler dans ce monde en effervescence, à moins d’être dûment autorisé à faire des livraisons. Les forts des Halles, personnages massifs, musclés, aimant bien manger et bien boire, étaient personnellement accrédités par la préfecture de police pour ce travail de manutention des marchandises. Sans doute étaient-ils les seuls capables de circuler avec aisance dans cet univers embrouillé, avant d’aller dans un bistrot du coin avaler une soupe à l’oignon accompagnée d’un « canon ».

En fait, le commissaire adjoint suppléant devait être capable de faire face à toutes les situations. En fin d’après-midi, j’attendais souvent au commissariat le coup de fil du bureau administratif de la PJ qui allait me fixer sur mon prochain remplacement.

— Monsieur Massoni ? Demain, c’est Belleville. 9 heures comme d’habitude. Le commissaire adjoint a la grippe mais c’est un type solide, vous n’en avez sans doute que pour trois ou quatre jours.

Vie d’errance, de hasard, mais aussi de rencontres toujours fructueuses. Le lendemain, je partais donc pour Belleville avec mon cartable plein de modèles de procédure que j’avais précieusement conservés de mon passage dans les services et qui me rappelaient concrètement, en cas d’enquête sur un décès par exemple, les mesures et les précautions à prendre.

J’ai gardé le souvenir de l’excellent commissaire principal en poste à Belleville au moment de ce remplacement. C’était un homme sérieux et sympathique, qui prenait volontiers un pot avec ses collègues, mais à condition que le public ne puisse le voir. Alors on allait trinquer dans les geôles !

La bonne entente qui régnait entre nous se traduisait par des traits d’humour et l’utilisation d’un argot dont j’ai retenu quelques mots. Au cours d’un interrogatoire, on prévenait notre « client » (la personne arrêtée) ou notre « geignard » (le plaignant) :

— Mon vieux, je vous préviens, vous avez l’épée de la dame au clebs suspendue au-dessus de votre tête. Continuez comme ça !

Cette dame au petit chien n’était autre, vous l’avez compris, qu’une déformation tout à fait volontaire de « l’épée de Damoclès » ! Un homme en « roupane » était un policier en uniforme. L’espoir fondamental de l’homme en roupane était de devenir policier en civil, un « bourgeois ».

Au cours d’une enquête, j’entendis cette phrase incompréhensible alors pour moi :

— Ce doit être la même équipe de cambrioleurs, elle travaille avec la même plume !

Cette plume-là était un pied-de-biche. Quand un truand était arrêté, on l’emmenait au « piano ». Ainsi était appelé le mouvement des doigts qui permettait de recueillir les empreintes digitales. Puis on le dirigeait vers le « violon », c’est-à-dire la cellule. Pendant les interrogatoires, on pouvait « changer de vitesse », c’est-à-dire se faire remplacer pour aller se reposer, par un enquêteur qui prenait le relais.

 

Je me souviens de la nuit parisienne et de ses étrangetés… Lorsque nous étions étudiants, nous nous asseyions le soir avec des amis dans un café du Quartier latin et regardions, de loin, ce qui se passait dans une vespasienne installée devant le jardin du Luxembourg, place Edmond-Rostand. Autour de l’édicule de métal rouillé, une sorte de faune lugubre s’approchait, s’éloignait, hésitait, revenait, et soudain pénétrait à l’intérieur. On imaginait sans peine ce qu’ils pouvaient faire au chaland venu se soulager et qui se prêtait au jeu des inconnus ou, au contraire, protestait vivement… Dans les deux cas, celui qui sortait de l’urinoir était interpellé par deux ou trois autres individus qui attendaient à l’extérieur et que l’on appelait des « truqueurs de lopes » – c’est-à-dire ceux qui trompent les homosexuels. Ces truqueurs d’un genre bien particulier se saisissaient de leur victime et la menaçaient, en se faisant passer pour des policiers puis lui dérobaient argent, montre et bagues.

La nuit tombée, on voyait des gens s’approcher subrepticement de la vespasienne, y déposer un pain et s’en aller. Quelques heures plus tard, ces ombres revenaient, observaient les alentours, récupéraient rapidement leur miche inondée d’urine, juteuse à souhait, la plaçaient soigneusement dans une boîte et l’emportaient avec ravissement. L’histoire disait que ces « soupeurs » la mangeaient chez eux avec un plaisir infini.

Nous devons beaucoup à Jacques Chirac, alors maire de Paris, et à M. Decaux, qui a remplacé ces véritables verrues dans la capitale par des sanisettes proprettes, mais dans lesquelles il faut veiller à ce que l’on ne trouve pas d’autres déviances : les gens se « shootent » dans les sanisettes, en toute discrétion.

 

On ne pouvait pas être commissaire adjoint et ignorer ce qui se passait la nuit. Il fallait être présent, tout en restant extérieur aux lieux suspects. Pourtant les invitations des patrons de bistrot étaient fréquentes et répétées :

— Passez donc me voir vers 21 heures, on fera une petite fête pour vous.

Un principe de base : ne jamais céder à ces sollicitations.

Les officiers de police, les « OP », avaient la charge des secteurs qui leur étaient affectés. Ils devaient s’intéresser à la prostitution, aux proxénètes, mais aussi aux comportements de tous ceux qui s’étaient déjà signalés ou qui le seraient bientôt, pour des faits de mœurs, de folie ou de violence. L’OP allait régulièrement « taper la bignole », c’est-à-dire interroger la concierge.

— Alors, madame Marcelle, le type du troisième, il est toujours calme ?

— M’en parlez pas, hier il gueulait et se battait avec sa femme…

— On s’occupe de lui dans la journée, je le convoque.

L’OP devait savoir beaucoup de choses, c’était son métier, sur les petits coups qui se préparaient et les bandes qui se montaient. Il s’en faisait l’écho auprès de la brigade territoriale après avoir prévenu son patron. Pour ma part, je marchais beaucoup. J’ai toujours considéré que pour connaître un quartier, il faut l’arpenter à pied. Si on fait la visite en voiture, c’est évidemment moins fatigant, on couvre un terrain plus large… mais on ne voit pas les mêmes choses !

Je me souviens d’un directeur des services de la police municipale qui, dans tous les concours de police qu’il faisait passer, demandait systématiquement au candidat :

— Qu’avez-vous fait comme parcours à pied récemment dans votre arrondissement ? Voulez-vous me raconter ce que vous avez vu ? Avez-vous pénétré dans les cours ? Avez-vous observé dans les escaliers ce qui s’y passait ?

Il avait raison : on ne voit bien les choses qu’en marchant.

Comme commissaire adjoint suppléant puis comme commissaire adjoint dans les quartiers de Paris, j’étais au bureau dès 8 h 30 et, quand la procédure en cours n’était pas terminée, j’y restais parfois jusqu’à 22 heures. Je mettais le temps qu’il fallait à aller au bout des procédures, je considérais que ce n’était pas la peine de crier, pas la peine de menacer le prévenu ; au contraire, j’essayais de manifester une sorte d’empathie pour la personne qui me faisait face, de comprendre quel était son problème, de me mettre intellectuellement à sa place, de me glisser dans sa pensée et de lui faire raconter son histoire… On perdait moins de temps qu’en poussant des cris qui ne menaient à rien le plus souvent. J’avais une spécialité lorsque j’interrogeais un « client » : la patience ! Je lui disais :

— Si vous vous exprimez avec franchise, si vous présentez des raisons qui pourraient faire comprendre votre démarche, le juge sera peut-être moins sévère.

En général, ça marchait.

 

Les différents postes occupés nous donnaient une connaissance souvent un peu superficielle, mais réelle, des publics de chaque commissariat.

Il est certain que dans le XVIe arrondissement, l’accueil était plus courtois : les plaignants n’étaient pas les mêmes qu’à la Goutte d’Or, dans le XVIIIe, où l’on entendait des affaires sordides, alors que certains s’accrochaient à notre guichet comme à une bouée de sauvetage. Les violences conjugales, notamment, étaient fréquentes. Bien entendu, les déclarations étaient prises en compte, mais nous devions les traiter selon des qualifications judiciaires précises : plus de huit jours d’interruption totale de travail, c’était un délit et on établissait un procès-verbal ; moins de huit jours et c’était une contravention de classe plus ou moins élevée, on se bornait à une main courante. Cela n’empêchait pas que dans tous les cas le coupable potentiel soit au moins convoqué, sermonné et sévèrement mis en garde. Quand les affaires devenaient plus importantes, notamment en matière de police judiciaire pour des vols, nous passions l’affaire à un service plus qualifié.

J’effectuai mon premier remplacement en 1962 au commissariat de l’Arsenal, rue Victor Cousin, dans le IVe. Le noyé sur lequel j’eus d’abord à enquêter avait été repéré flottant au fil de l’eau. Les fonctionnaires de la brigade fluviale avaient traîné le macchabée sur une pente pierreuse de l’île Saint-Louis. Ayant enfilé des gants, j’ai sommairement examiné le corps. Comme me l’avait dit un policier :

— Il faut d’abord regarder si on ne lui trouve pas un portemanteau dans le dos…

Dans le langage policier, ce « portemanteau » était un couteau. Rapidement, pour éviter l’arrivée de trop nombreux badauds, j’ordonnai le transfert du corps jusqu’à l’institut médico-légal où une autopsie serait pratiquée à la demande du parquet.

Je sus bientôt que les corps dans la Seine suivaient une procédure immuable. Si le noyé n’était pas repéré à temps, on le retrouvait aux écluses de Suresnes. En été, quand l’eau était chaude, le corps était intercepté alors qu’il descendait tranquillement le fleuve, car il était gonflé et flottait près de la surface.

Quelques jours plus tard, un homme qui vivait seul dans un appartement de l’île Saint-Louis avait été découvert sans vie et transféré à l’institut médico-légal, le ventre ouvert. Pour la première fois, je vis apparaître ces espèces de petites bêtes affreuses qui se développent dans la décomposition des cadavres. Je me rappelle encore de l’odeur pestilentielle, malgré les mouchoirs que nous nous collions désespérément sur le nez !

Affaires courantes, qui témoignent de la banalité des choses de la vie et de la mort à Paris, de la multiplicité des drames, de la répétitivité des situations. De simples drames quotidiens qui ne mériteraient sans doute pas les honneurs de la diffusion et de la publication, mais ce furent mes premières affaires… Et l’on n’oublie jamais ses premières affaires !

 

Les visites à l’institut médico-légal étaient toujours un moment particulier. Certains de mes camarades n’aimaient pas voir les cadavres et sortaient prendre l’air pour fumer une cigarette. Moi je regardais, je voulais apprendre, je tenais à découvrir la pratique professionnelle du médecin légiste, je cherchais à connaître le traitement du corps, les circonstances de la mort, le protocole qui réglait de manière précise les autopsies.

Le professeur Piedelièvre, sommité en la matière, doté en outre d’un grand sens pédagogique, nous commentait ses gestes et ses façons de procéder. Et ses analyses révélaient parfois d’étonnantes circonstances. Un jour, le corps d’une vieille femme décédée dans des conditions mystérieuses fut transporté à l’institut. L’autopsie détermina les circonstances de son décès : elle était morte noyée, la tête dans un seau d’eau alors qu’elle avait trébuché en passant le chiffon dans sa cuisine !

 

Parfois, certains événements étaient totalement inattendus ou profondément émouvants. J’étais commissaire adjoint suppléant du commissariat de Notre-Dame-des-Champs, rue Jean-Bart, dans le VIe arrondissement. Un après-midi de décembre 1963, je reçus un coup de téléphone du vicaire de l’église Notre-Dame-des-Champs, boulevard du Montparnasse : un bébé venait d’être trouvé abandonné dans une boîte en carton dans l’église, au pied de la statue de saint Antoine. Je demandai aussitôt que le petit soit porté dans la sacristie, le seul endroit chauffé de l’église, et partis immédiatement sur les lieux, pendant que la brigade des mineurs envoyait deux de ses collaborateurs.

L’abbé nous présenta la boîte en carton, vieillie, racornie et de couleur ocre. L’enfant, qui venait de naître, avait la peau blanche, les cheveux bruns et criait avec un beau souffle et une voix tonitruante. Il paraissait en bonne santé et portait en guise de lange un carré de tissu éponge blanc. Avec le véhicule de police secours, nous avons foncé vers l’hôpital Saint-Vincent-de-Paul, avenue Denfert-Rochereau. Le nourrisson fut pris en charge immédiatement et conduit dans une grande salle de couveuses. Avant que je ne parte, la surveillante me demanda :

— Comment l’appellerons-nous ?

— Appelons-le Antoine, dis-je après un instant d’hésitation.

N’était-ce pas sous la statue de saint Antoine, patron des objets perdus, que nous l’avions trouvé ?

Il m’aurait peut-être été possible de savoir, par la suite, ce qu’était devenu ce petit garçon, mais je me suis fait un devoir de ne pas céder à la curiosité. Peut-être ignore-t-il comment il a été découvert… J’aurais pu le perturber dans sa vie d’adulte en lui révélant la cruelle vérité. J’ai tiré le rideau sur cette histoire ne gardant au fond de moi que quelques souvenirs, sans chercher à en savoir davantage.

 

Après avoir été commissaires adjoints durant cinq à sept ans, nous étions autorisés à passer le concours de commissaire de la ville de Paris et du département de la Seine. Armés de ce titre prestigieux et espéré, nous partions en banlieue pour exercer enfin un commandement sur les effectifs en civil, qui correspondaient à la PJ de Paris, ainsi que sur les policiers en uniforme. Quelques mois plus tard, nous devenions commissaire principal et préparions notre retour vers Paris en brigade centrale dans l’une des directions de la PP.

On m’avait promis un beau poste dans une banlieue agréable, mais je ne l’ai jamais rejoint : j’ai été prélevé et affecté aux « RG », les Renseignements généraux. Là, me dit-on à mon arrivée, on avait « besoin de moi »… Quelque part dans mon dossier, quelqu’un m’avait attribué la qualité d’homme sachant écrire ! Je fus donc appelé à rédiger les notes que le directeur envoyait au ministre ou au préfet. Il avait besoin de quelqu’un de sûr, « qui ne bavardait pas dans les troquets », qui acceptait de travailler de 8 heures du matin à 10 heures du soir, et que l’on puisse éventuellement appeler en pleine nuit.

Affecté ainsi aux Renseignements généraux en 1965, je n’ai pas tardé à faire l’objet de la jalousie, appuyée sur une curiosité sournoise, d’un collaborateur des RG qui s’était fait un plaisir d’éplucher mon dossier.

— Massoni a été interpellé en 1958 dans une manifestation communiste sur les Champs-Élysées ! clamait-il à qui voulait l’entendre.

— Son père est d’ailleurs membre du Comité central du PCF !

La rumeur arriva aux oreilles du chef de la 3e section, Claude Batal, dont j’étais l’un des collaborateurs. Cet éminent spécialiste du mouvement ouvrier me reçut dans son bureau. Je rétablis facilement la vérité, même si je n’avais aucun jugement, sinon de mépris, à porter sur les faits et celui qui les énonçait : je n’avais ni dans mon parcours personnel, ni dans ma tradition familiale aucun lien avec le Parti communiste.

C’était vrai, mais je ne savais pas que l’un des membres du Comité central d’alors s’appelait Jean Massoni, le prénom et le nom de mon père… Il ne s’agissait évidemment pas de la même personne, mais rien n’avait été vérifié ! L’affaire, si affaire il y avait, connut un terme rapide autour d’un verre dans le bureau du chef de section, que le dénonciateur quitta couvert de honte. Cet événement n’eut pas la moindre influence sur le déroulement de ma carrière.

Quelques semaines plus tard, je me retrouvais promu au poste d’adjoint au chef d’état-major des Renseignements généraux : Roger Sirjean, commissaire divisionnaire, puis Pierre Clément, un homme tout à fait exceptionnel, dont les orientations concordaient beaucoup avec les miennes et qui avait été déporté pour faits de Résistance, furent successivement mes « patrons ».

Dans le domaine des homonymies, il m’arriva d’avoir à subir une autre accusation incongrue, de longues années plus tard. Alors que j’étais préfet de police, une enquête avait été lancée afin de vérifier si j’étais copropriétaire d’un bar dans mon village corse. Cette stupidité, que d’aucuns s’employaient à répandre, tenait au fait que la famille, depuis plus de cent ans, à travers des cousins et des cousines, était copropriétaire de ce fonds de commerce dans lequel je n’avais bien entendu aucune part. Mais enfin, un préfet de police tenancier de bistrot dans les montagnes corses, ça aurait pu faire couler de l’encre et vendre du papier. Et tant pis pour la vérité !

 

Durant l’été 1965, je me trouvais justement dans mon village. Le maire conseiller général, Antoine Castellani, me demanda de passer à sa résidence pour me présenter à Jean Lecanuet, président du MRP, le Mouvement républicain populaire. L’homme s’apprêtait à rendre officielle sa candidature à l’élection présidentielle du mois de décembre. Il jouissait d’une incontestable popularité et était indéniablement sympathique. D’ailleurs, chacun le surnommait « dents blanches » en raison de son sourire éclatant. Castellani me demanda d’organiser avec le comité des fêtes une soirée en l’honneur de Lecanuet sous le préau de l’école. Je le fis bien volontiers. Le contact était noué entre le candidat et le village.

Sans aucun rapport avec cette réception insulaire, le directeur des Renseignements généraux, Lucien Loupias, décrétant que j’analysais correctement les faits politiques, me chargea de la synthèse des préparations de la campagne électorale destinée aux RG de la préfecture de police. La grande question était de savoir si Lecanuet se présenterait ou renoncerait finalement à faire concurrence au Général. J’étais destinataire de toutes les notes : qu’elles viennent de la DCRG, de la DST ou de la DGSE, quel que soit leur degré de sécurité.

Je pus ainsi annoncer au préfet de police, quelques jours avant la déclaration officielle, que Jean Lecanuet « irait », c’est-à-dire présenterait bien sa candidature, un événement qui a finalement mis en ballottage le fondateur de la Ve République. J’étais passé dans une autre fonction, je n’avais plus à me préoccuper des corps flottant sur la Seine et des solitaires découverts le ventre ouvert dans leur appartement. J’étais entré dans le monde du Renseignement et de la Sécurité.